Laisser une trace : une obsession dans le hip-hop à ses débuts dans la rue, loin des institutions. Cette volonté d’imprimer un pseudo, un design, des punchlines, ou simplement une attitude dans la musique, la mode, la poésie, sur les murs, les ondes et même la société, porte le mouvement depuis toujours, mais personne n’aurait osé rêver que le hip-hop arrive au musée. La Philharmonie l’a fait ! Pour cet hommage qui dure jusqu’au 24 juillet 2022, le musée a collecté les traces et les archives de 40 ans d’histoire de ce mouvement urbain protéiforme (graf, rap, danse, mode, poésie…).
« Aujourd’hui, c’est difficile de définir ce qu’est le hip-hop, c’est une culture en évolution constante. On retrouve son ADN dans la mode, la musique, l’art. Et le hip-hop est bourré de paradoxes : il est à la fois commercial et underground. C’est la débrouille et le chic. C’est un art vandale de la rue qui est aussi côté dans les galeries. La musique peut célébrer le gangsta rap ou les valeurs positives du peace, love and having fun originel. Chacun a son hip-hop, c’est ce qui fait qu’il perdure », analyse François Gautret, le commissaire de cette expo très originale, immersive et interactive, authentique et vivante, fidèle au mouvement. Le capitaine de ce navire hip-hop d’un genre nouveau sait de quoi il parle. Breakdanseur, il a baigné dans le hip-hop depuis son enfance dans le quartier Stalingrad, l’un des épicentres des débuts du mouvement en France. Il avait comme voisins des pionniers comme Dee Nasty et DJ Abdel et une clique de danseurs qui vont le prendre sous leurs ailes d’anges du bitume, et l’emmener au fameux terrain vague de La Chapelle, à quelques minutes à pied du métro Stalingrad. C’est là que le hip-hop a écrit ses premières pages d’histoire en France, dans ce terrain abandonné transformé en espace de liberté où des vocations naissent dans le partage : danseurs, taggeurs, deejays, rappers, B.Boys et Fly Girls s’y rencontrent.
Version française
« La communauté s’est construite autour de l’échange. Le hip-hop s’offrait à nous comme une possibilité, et on a cru dans la puissance de cet art », analyse la photographe Maï Lucas, auteur de 19 images présentées dans l’exposition Hip-Hop 360. « Au début, on était une bande de jeunes, on se sentait français avant tout, même si beaucoup avaient des parents qui n’étaient pas nés ici. Quelle que soit notre discipline (photo, musique, graf), on a inventé une culture hip-hop française. On s’est inspirés des Etats-Unis, mais notre identité française faisait qu’on n’a pas juste été des clones. »
C’est d’ailleurs le parti pris de cette exposition : raconter la version française de cette épopée, avec ses particularités tricolores, habilement mises en lumière et en scène dans l’expo (la RATP, l’émission de télé H.I.P H.O.P de Sidney, les radios libres, la tournée française du New York City Rap Tour en 1984, le multiculturalisme à la française, et aussi les piliers IAM, MC Solaar, NTM, etc.). L’une des grandes forces de cette exposition est d’avoir su mettre en scène des archives rares, inédites pour la plupart, que le commissaire François Gautret a collecté directement auprès des acteurs du mouvement, pendant toutes ces décennies « J’étais le seul à avoir gardé du matériel pour copier des cassettes VHS ou HI8 quand ces supports ont disparu, alors on m’a donné beaucoup d’images, et je suis devenu boulimique ! » sourit le danseur.
Très tôt, François RStyle (pour « Riquet Style ») est devenu un « archiviste » majeur du hip-hop en collectionnant les vidéos, films, et les images d’un art qui se conjuguait au présent de l’impératif. Avec l’équipe qu’il a constituée pour imaginer cet exposition pendant plus de trois ans, le commissaire avait donc la street cred’ (légitimité, validée par le milieu, ndlr) pour mener ce projet ambitieux qui aurait pu passer à côté de ce qu’est le hip-hop, à savoir une expérience collective transformatrice.
Heureusement, c’est tout le contraire : à la Philharmonie, on est bien au centre du cercle hip-hop… Ici, on est ensemble, et on se retrouve dans un salon pour regarder la fameuse émission de télé de Sydney, dans une rame de métro pour observer des graffs, on triture des boutons pour écouter une émission de radio culte (sur radio Nova ou Skyrock), on remixe soi-même les pistes des meilleurs titres de Nekfeu ou de Diam’s, on pioche dans la collection de vinyles de Dee Nasty, on danse au milieu d’un dispositif immersif d’écrans à 360 degrés avec plus d’une dizaine de concerts et de battles, bref on vibre, avec une excellente bande sonore dans les oreilles ! « J’ai imaginé cette exposition comme un film, avec une intention personnelle, des temps forts, des détails, et un parcours à la fois vivant et expérimental », détaille François Gautret (qui pilote aussi, entre autres, l’Urban Film festival depuis 2005). Dans son récit, l’histoire du mouvement peut être tirée par différents fils…
40 ans : l’âge de raconter son histoire en couleurs
Que l’on ait connu les débuts du hip-hop ou que l’on soit beaucoup plus jeune, que l’on aime les clashs, le beatbox ou le graf, que l’on écoute un rap tonitruant ou que l’on soit sourd et malentendant, chacun peut se retrouver et apprendre des choses dans cette expo qui ne consacre pas les rapstars ni le name dropping mais avant tout la joie, l’amitié et le bonheur de vivre ensemble avec une authenticité et une sincérité très touchantes.
L’expo s’ouvre d’ailleurs par des photographies des débuts du hip-hop immortalisés en 1976-1978 par Martine Barrat qui a fixé son objectif sur des anonymes, des enfants et des danseurs des premières block parties dans le Bronx. Elle se poursuit avec l’arrivée du hip- hop en France et l’incroyable New York City Tour Rap, une tournée fondatrice qui réunissait graffeurs, rappeurs, deejays, breakdanseurs américains (Afrika Bambaataa, Futura 2000, Rock Steady Crew, Rammellzee etc) et public français, organisée par Bernard Zekri et Europe 1 il y a tout juste quarante ans. Le premier concert avait eu lieu sur l’Hippodrome de Pantin, juste à côté de ce qui est devenu… la Philarmonie de Paris. On y recroise aussi avec plaisir les parcours de Joey Starr, d’Assassin, de Booba ou de Mc Solaar jeune, les mixtapes d’IAM, ou l’histoire de la première pochette de 113.
« Pour moi qui ai grandi dans cette culture et qui ai vécu cette époque en France, c’était un vrai challenge de construire un univers qui soit fidèle au mouvement mais qui transporte aussi le visiteur », explique Clémence Farrel, la scénographe de l’exposition (et ex-compagne d’un des membres d’Assassin, groupe pionnier du hip-hop). « Je voulais que le visiteur puisse entrer dans un univers. Il fallait célébrer la puissance et les lettres de noblesse de cet art de la rue. Alors, j’ai investi la hauteur du lieu, plus de 6 mètres, ce qui n’existe pas dans la vraie vie, dans les caves ou les MJC ! Sur un parcours noir élégant, j’ai beaucoup utilisé la tôle, celle terrains vagues, des rideaux de fer, des grafs et des palissades, cette matière urbaine qui a servi de décor naturel à la naissance du hip-hop et qui a une autre dimension dans cette expo. Je voulais raconter avec de la matière, et surtout éviter l’ennui ! »
Sans fascination pour l’esthétique ghetto ou pour le bling bling, la scénographie est vraiment au service de l’histoire et des œuvres présentées. Elle mise sur l’interactivité et permet de (re)voir des images, des films et des objets cultes qui ont accompagné la naissance de ce mouvement que beaucoup méprisaient ou ne comprenaient pas à ses débuts. « C’est émouvant de voir exposées mes photos après tant d’années ! C’est un peu comme une médaille, comme si nous avions enfin la maturité d’écrire notre histoire, celle que nous n’avions pas pris le temps de raconter nous-mêmes. » explique Maï Lucas, auteur de légendaires photos d’artistes (Mc Solaar, Kery James enfant ou celle du groupe Assassin prise sur le toit de Radio Nova). Maï Lucas fait partie des quelques photographes qui ont su inventer l’univers visuel qui a porté l’essor de la musique hip-hop. « On voulait montrer sa beauté d’une manière universelle et accompagner les artistes avec un langage des corps et de la couleur neufs, notamment avec le procédé E6 en C41 (de la diapo développée en négatif, ndlr), ça donnait une image très contrastée qui ne ressemble pas à la vraie vie, une image presque picturale, très hip-hop ! » détaille Maï Lucas.
Sans ressembler à la « vraie vie », cette expo est comme un positif en chambre noire : une magie qui se révèle avec le temps, loin des clichés et des lumières trompeuses. Enfin une reconnaissance culturelle qui n’est pas prête de s’effacer. Elle va laisser des traces.
Hip-Hop 360, jusqu’au 24 juillet à la Philharmonie de Paris.
L’expo des photos de Maï Lucas, baptisée Hip-Hop Don’t Stop, est visible en accès libre jusqu’au 24 janvier sur les grilles de la Tour Saint Jacques (Paris IV°).